« 3 questions à… » est une rubrique qui permet à nos lecteurs de découvrir un artiste à travers de brèves confessions sur son rapport au voyage et à la musique.
Nouvelle étoile de la scène urbaine kenyane, la ravageuse Muthoni Drummer Queen revient dans son troisième album explosif et engagé, She, sur les combats de femmes du quotidien. Remarquée aussi bien dans des festivals éclectiques comme les Trans Musicales de Rennes que sur les scènes world d’Africolor ou de Musiques Métisses, la jeune chanteuse n’en finit pas de mettre le feu aux poudres avec une tournée qui compte de nombreuses dates dans l’Hexagone. Malicieuse, fougueuse et joyeuse, elle a pris le large le temps d’une discussion avec Hit the road.
« Je rêverais d’organiser une rencontre avec Fena Gitu, une rappeuse kenyane, et Juls, un DJ ghanéen. Ce serait un trio de feu : l’Afrique d’aujourd’hui ! »
Qui t’a le plus influencée musicalement durant ton parcours?
J’ai grandi à Nairobi, la capitale du Kenya, où je vis toujours. Les grandes personnalités africaines et féministes ont forgé mon caractère : mes grands modèles sont des femmes de lutte et de courage, comme Maya Angelou ou Winnie Mandela, je me suis identifiée à elles et je partage leurs combats. Musicalement, j’ai toujours écouté des chanteuses venues du Continent, avec des légendes comme la sud-africaine Yvonne Chaka Chaka, mais les Etats-Unis ont parallèlement été une grande source d’inspiration. Lauryn Hill et Missy Elliott sont vraiment mes grandes favorites. Elles ont, comme moi, l’envie de mélanger ce groove afro de la voix à la modernité du rythme. J’aime l’idée de développer un son urbain issu de mes racines africaines.
Si tu pouvais jouer avec n’importe qui n’importe où, avec qui et où est-ce que ce serait ?
Si je pouvais collaborer avec une artiste, ce serait Fena Gitu, une rappeuse kenyane « fenaménale » ! N’importe où dans le monde, ça m’irait, pourvu que je sois sur scène avec elle. Et, s’il était vivant, on pourrait la partager avec Prince ! On se retrouverait en pleine nature plutôt qu’à New York. On ferait une croisière et on jouerait ensemble par-delà les mers.… C’est un rêve fou ! En revanche, un souhait plus réaliste serait d’organiser une rencontre avec Fena et Juls, un DJ ghanéen. Ce serait un trio de feu : l’Afrique d’aujourd’hui ! On serait accueillis en résidence dans un château, et on finirait par un énorme concert… gratuit évidemment !
As-tu un lieu musical coup de cœur à faire découvrir à nos lecteurs?
J’ai vu un concert incroyable de Oshun, un duo de chanteuses qui s’inspirent de la culture yoruba, dans un super club new yorkais dont j’ai oublié le nom. Il y avait une énergie dingue ! Mais pour ce qui est de ma terre-mère l’Afrique, je crois que si je devais conseiller un pays ce serait l’Ouganda : les gens écoutent du reggae et du dancehall importé, mais il y a aussi un vivier urbain, une vrai scène underground où se mêlent techno, électro et rap. Une musique qui regarde vers l’avenir.
Muthoni Drummer Queen, She (2018) / Yotanka Productions
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Chanteur au look et à la douceur vocale singuliers, Blick Bassy fait partie de ces artistes qui vous caressent le coeur. Ses mélodies, proches d’une pluie d’été, libèrent la fraîcheur et la légèreté d’un orage à peine passé. Après Akö (2015), un bijou de délicatesse signé chez les défricheurs No Format, son dernier album, 1958, est un hommage à Ruben Um Nyobè, leader indépendantiste camerounais exécuté par des militaires français. Invité de choix de l’édition 2019 du festival Musiques Métisses, il a évoqué, à travers ses chansons et une rencontre autour de son livre Le Moabi cinéma (2016), les espoirs d’une jeunesse africaine assoiffée d’avenir et les contraintes imposées par un Occident dominant. À l’occasion de ce week-end ensoleillé, il nous a parlé de son parcours, sa quête de sens et ses coups de coeur du moment…
« Nous vivons dans une société où le standard pré-établi nous pousse à étouffer celui ou celle que nous sommes réellement. »
Qui t’a le plus influencé musicalement durant ton parcours?
J’ai grandi au Cameroun, à Yaoundé. J’ai eu la chance d’avoir des parents qui tenaient à ce que nous ayons une éducation traditionnelle. Nous étions vingt-et-un frères et soeurs, et nous passions toutes nos vacances au village : les garçons travaillaient les champs de plantain, et les filles, ceux d’arachide. Cela m’a amené à créer un vrai lien avec la terre qui m’abritait. Après mon bac, alorsque j’avais obtenu une bourse qui m’aurait permis d’aller étudier aux Etats-Unis, au Canada ou en Angleterre, j’ai décidé de rester au Cameroun pour y faire de la musique. J’ai créé mon premier groupe, Macase, avec lequel j’ai joué pendant près de dix ans, et qui a notamment reçu le prix RFI Musiques du Monde. Ensuite, j’ai décidé de venir m’installer en France où je séjourne depuis treize ans maintenant. C’est sans doute ma mère qui m’a d’abord transmis l’amour de la musique : elle chantait pour chaque événement, qu’il soit heureux ou malheureux. Artistiquement, les trois noms auxquels je pense spontanément sont Les Têtes Brûlées du Cameroun (un groupe mythique qui n’a malheureusement pas perduré), David Bowie et Prince, qui m’ont fait comprendre que ce que nous avons à donner, à échanger, c’est tout simplement la singularité de ce que nous sommes. Nous avons la chance, en tant qu’être humain, d’être unique, mais nous vivons dans une société où le standard pré-établi nous pousse à étouffer celui ou celle que nous sommes réellement. À partir du moment où l’on arrive à faire un travail sur soi au quotidien, à s’émanciper de tout cela, on commence enfin à vivre et à avancer un tout petit peu vers son couloir de liberté. Et je remercie ces grands artistes car ils m’ont permis de me comprendre et de me poser les vraies questions concernant la musique, mon métier. Je prends du plaisir sur scène mais ce n’est pas tout. J’essaie d’appliquer musicalement ce que je suis intimement : un Camerounais qui est né et a grandi au pays, qui vit en France depuis quelques années mais passe son temps à courir lemonde à la rencontre d’autres cultures, et qui essaie de redéfinir une perspective par rapport à tout cela. Si l’on y prête attention, on s’aperçoit par exemple qu’on ne trouve quasiment pas d’instrument percussif dans mes morceaux car pour moi le rythme peut être porté par une langue, un instrument harmonique ou mélodique. Cette touche musicale correspond à ma démarche personnelle de vie.
Mes goûts restent néanmoins assez éclectiques. En ce moment, j’écoute beaucoup RY X, une jeune chanteuse qui s’appelle Billie Eilish, James Blake, et quelques sons urbains venus du Nigéria dans le style de Flavour.
Si tu pouvais jouer avec n’importe qui n’importe où, avec qui et où est-ce que ce serait ?
L’artiste avec lequel j’aurais aimé jouer c’est sans hésiter Michael Jackson, qui était une vedette incroyable et d’une grande sensibilité. Mais là où je rêve de jouer, et ça, c’est réalisable, c’est tout simplement dans tous ces villages du Cameroun où les gens n’ont même pas d’électricité, où ils n’ont jamais vu de concert de leur vie. Je voudrais faire des scènes là-bas pour leur faire ressentircette magie que peut distiller la musique.
As-tu un lieu musical coup de cœur à faire découvrir à nos lecteurs?
Le Congo est un pays qui m’a laissé un souvenir musical intense. Les gens font de la musique avec uniquement l’énergie et les vibrations qui les habitent. À Kinshasa, la nuit, tu croises des gars dans la rue qui jouent divinement avec des instruments de bric et de broc, faits à la va-vite, et ce sont des moments d’une grande puissance. Le Brésil aussi est un lieu musical formidable. J’ai eu lachance de participer à un carnaval et de jouer devant 200 000 personnes pendant sept jours avec des gens d’une générosité inimaginable, c’était une expérience vraiment dingue.
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D’un regard, d’un sourire, Aziza Brahim vous dérobe au pavé parisien pour partager ses nuits étoilées, ses chemins sans nord ni sud et ses espoirs de paix. Figure emblématique de la lutte sahraouie, son chant du sable a fait halte le temps d’une soirée au Pan Piper, à Paris, pour disperser un élixir libre et confiant dans le coeur du public venu nombreux pour l’applaudir.
Quelques heures avant, elle contait à Hit the road ses mirages d’enfant surgis à l’ombre d’un abri de fortune.
« Je n’aurais jamais imaginé que ma musique puisse s’éloigner des frontières du camp de réfugiés où j’ai grandi. »
Qui t’a le plus influencée musicalement durant ton parcours?
Je suis née et j’ai grandi dans un camp de réfugiés vers Tindouf, au nord de l’Algérie. Ma plus grande inspiratrice a été ma grand-mère, qui fut un pilier essentiel dans mon parcours musical. Elle était l’une des poétesses les plus importantes du Sahara occidental, j’ai donc évolué dans une ambiance où les arts se mêlaient. Devenir musicienne a toujours été une vocation pour moi. Un jeu d’abord, pour s’amuser avec la voix, puisqu’on n’avait pas de jeux. Puis c’est devenu ma voie, un moyen de m’évader de l’environnement restreint du camp de réfugiés.
De nombreux artistes m’ont également accompagnée depuis l’enfance : des musiciens africains comme Ali Farka Touré ou Myriam Makeba, mais pas seulement. Mes oncles étudiaient en Algérie, et lorsqu’ils venaient nous rendre visite dans le camp, ils amenaient avec eux des morceaux arabes d’Oum Kalthoum, Kadhem Saher ou Baligh Hamdi, et du raï. Le chanteur que j’ai le plus écouté et chéri est sans doute Cheb Khaled.
Mon répertoire actuel part de mes racines sahraouies et de l’Afrique occidentale, et à partir des gammes de cette musique traditionnelle hassani je déroule le fil de mes influences sonores pour arriver à un autre son, plus proche du rock, du blues, ou du latin-jazz. Ma musique est aussi nomade que moi. Chaque lieu dans lequel j’ai vécu a façonné mon style. J’ai passé plus de huit ans à Cuba, alors que j’étais encore adolescente, il va sans dire que cette expérience m’a beaucoup changée, tant personnellement que musicalement. Le soncubain me fait vibrer le coeur et l’esprit, je l’ai en moi aujourd’hui, il m’a indéniablement enrichie.
Si je devais définir ma musique, je dirais qu’elle est engagée, mais qu’elle s’adresse avant tout aux gens, qu’elle vit pour être entendue.
Si tu pouvais jouer avec n’importe qui n’importe où, avec qui et où est-ce que ce serait ?
Il y a tant d’artistes avec lesquels j’aimerais collaborer… Je rêverais par exemple de travailler avec Salif Keïta, que j’admire énormément, ou Tiken Jah Fakoly. Où cela ? Là où la vie me le permettrait. Je ne suis pas de nature exigeante. C’est déjà si fort pour moi de jouer ici ce soir à Paris, au Pan Piper. Je n’aurais jamais imaginé que ma musique puisse s’éloigner des frontières du camp de réfugiés où j’ai grandi. Que les gens du monde entier l’écoutent, qu’on me donne l’opportunité de jouer dans des festivals, des théâtres, des salles de concert, et que des journalistes m’interviewent, c’est une reconnaissance à laquelle je ne me serais jamais attendue ! Et je ressens déjà beaucoup de gratitude pour cela.
As-tu un lieu musical coup de cœur à faire découvrir à nos lecteurs?
Je pense immédiatement à « El lokal », à Zürich. C’est un endroit incroyable, alternatif, où l’on trouve un large panel de styles musicaux. Ils programment beaucoup de world music, mais pas uniquement, ils sont très ouverts. Les personnes qui gèrent le lieu sont adorables, le public est accueillant, généreux, et interagit avec la scène. C’est formidable de jouer là-bas, et d’y tendre l’oreille.
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Samy Thiébault est né à Abidjan d’une mère marocaine et d’un père français. Marié à une iranienne, amoureux des musiques caribéennes, ce saxophoniste de talent venu au jazz à l’âge de 25 ans parcourt des sentiers déroutants, tant mélodiques que métaphysiques. Avec Caribbean stories, projet qu’il présentera pour la première édition du festival Tropical Lab’ à la Cigale ce 31 janvier, il revisite les rythmes et pépites de ces rivages sud-américains teintés tantôt de soleil et tantôt d’étoiles.
Autour d’un café, accoudés à une table de bistrot parisien, nous avons retracé ce parcours coloré qui efface l’amertume, tel un petit morceau de sucre.
« À l’écoute du disque A love suprême de John Coltrane, j’ai compris que tout ce que je cherchais dans mes errances philosophiques et littéraires était là : j’avais une réponse physique et concrète à mes questionnements… »
Qui t’a le plus influencé musicalement durant ton parcours?
Je suis néà Abidjan, en Côte d’Ivoire, en 1978, d’une mère marocaine et d’un père français. Mes parents y ont vécu longtemps avant que l’on rejoigne Bordeaux, j’étais encore petit à notre retour en France mais dès lors, l’Afrique de l’Ouest est devenue un fantasme pour moi. Je suis venu très tardivement à la musique. J’en ai fait en amateur dès l’âge de 8 ans, mais je ne me suis positionné en tant que professionnel que vers mes 25 ans. Jusqu’à mes 18 ans, même si je faisais de la musique, notamment avec mon père le week-end, je n’avais pas d’influences musicales très ancrées, à part les Doors, dont j’étais totalement fan. J’étais essentiellement passionné de littérature, de philosophie, de surf et de poésie… je faisais du jazz mais plutôt pour le plaisir. Toutefois, mon contexte de naissance m’a préparé à avoir les écoutilles ouvertes. Mon premier vrai choc musical, je l’ai ressenti vers 20 ans à l’écoute du disque A love suprême de John Coltrane, qui m’a complètement renversé. C’est comme si tout ce que je cherchais à comprendre dans mes errances philosophiques et littéraires était là, j’avais une réponse physique et concrète dans cette musique, une réponse profonde et joyeuse. Ça a été mon premier renversement. À 25 ans j’ai abandonné mes études de philosophie pour me consacrer au saxophone, je suis venu à Paris, et après j’ai tiré le fil de cet émoi-là. De Coltrane je suis arrivé à Wayne Shorter puis Sonny Rollins et Charlie Parker. J’ai continué de tirer le fil, de Charlie Parker à Debussy, de Debussy à Fauré, là j’ai commencé à m’intéresser à la musique française du début du XXème siècle… Soudain, j’ai eu l’impression de stagner. Non pas par rapport à ces découvertes, car tu n’as jamais vraiment fait le tour de ces génies-là, mais j’ai eu le sentiment de trouver une voie un peu close. À force de suivre les maîtres, le but c’est de se perdre soi-même, et il fallait que je me perde. Donc pour cet égarement, la première sortie de route que j’ai choisie a été les Doors, ils écoutaient énormément Coltrane. J’ai alors réalisé un projet en leur hommage, A Feast of Friends(2015), qui a commencé à m’ouvrir un peu plus les chakras. On a eu la chance de tourner dans le monde entier avec cet album, de voyager en Afrique, en Amérique du sud. À la même époque, j’ai rencontré ma femme et perdu mes deux parents. J’ai éprouvé une urgence d’écrire, instinctivement se sont manifestées les sonorités qui m’influençaient le plus directement : le Maghreb (je suppose de par le départ de ma mère), l’Iran (de par les origines de ma femme), l’Amérique du sud (car ce continent m’a marqué au fer rouge), et l’Afrique (berceau de mon enfance). Une fois que j’ai fini ce disque, j’ai voulu démarrer un autre projet avec un orchestre symphonique, qui sortira en septembre prochain, mais j’ai parallèlement eu l’impression que je ne pouvais pas continuer sans régler d’abord mon rapport avec les musiques de la Caraïbe. Parce qu’en allant en Amérique du sud, mon premier arrêt a été au Vénézuela, et j’ai pris une claque musicale et culturelle indescriptible ! Il restait en moi cette sensation de trainer une histoire d’amour platonique, il fallait que je la vive enfin, donc je me suis engouffré dans ce dernier projet, Caribbean stories, dont j’ai écrit les première notes en mai 2017.
En résumé, mes plus grandes influences ont été jusqu’à maintenant Coltrane, les Doors et les musiques des Caraïbes.
Si tu pouvais jouer avec n’importe qui n’importe où, avec qui et où est-ce que ce serait ?
C’est amusant parce que ça me rappelle une discussion qu’on a eu dans le train avec mes amis musiciens il y a trois ans, on se posait la même question. Je tournais à l’époque avec Adrien Chicot, Sylvain Romano, Philippe Soirat et Julien Alour (avec lesquels je joue toujours puisqu’on prépare ensemble le projet symphonique que j’évoquais plus tôt). Et à la surprise générale, j’avais répondu que c’était de jouer avec eux en ce moment-même. Est-ce que ma réponse serait différente aujourd’hui ? Je ne crois pas. J’ai la chance de jouer avec des musiciens incroyables. L’équipe de Caribbean stories est composée de Felipe Cabrera, Inor Sotologon, Arnaud Dolmen, Hugo Lippi, Ralph Lavital, Daniel Zimmerman, je me rends bien compte que jesuis extrêmement chanceux de jouer avec eux. Mais c’est surtout une philosophie de vie qui m’amène à cette réponse : seul le présent compte. Selon moi, la musique appelle le musicien. L’idée de me dire que je vais faire un concert avec Wayne Shorter ne m’excite pas particulièrement si je n’ai pas une idée très précise de la musique que je peux faire avec lui. Evidemment, me retrouver à faire un boeuf avec Jeff Tain Watts, j’adorerais. Mais en fait c’est assez facile de se retrouver dans ces conditions, ce n’est pas comme réaliser un projet de fond. Quand je joue cinq minutes avec mes élèves au conservatoire, c’est super aussi. Le partage doit être profond, qu’importe le lieu et le musicien. Il n’y a que l’échange et la liberté qui en découle qui comptent.
As-tu un lieu musical coup de cœur à faire découvrir à nos lecteurs?
Mon coup de cœur le plus évident en ce moment, c’est Caracas, au Vénézuela. C’est là-bas que j’ai découvert la musique de la Caraïbe, qui est immense. Mais il y a surtout une forme très spéciale de merengue qui ne se joue nulle part ailleurs, un tempo en 5/8 très difficile d’exécutionet sur lequel tout le monde arrive pourtant à danser. C’est une musique très riche, très complexe, et en même temps très populaire, très dansante : pour moi, c’est la quintessence de l’art. Le Vénézuela est une terre d’utopie, moins en ce moment malheureusement mais elle reste tout de même vivante, c’est un territoire où les gens ont inventé des choses qui n’avaient jamais été faites auparavant, et ils continuentd’y croire malgré les difficultés. Du point de vue politique et humain, il y a une grande douleur ces temps-ci, c’est inévitable, toute radicalité pousse à cela . Mais en terme de richesse culturel, Caracas est un vivier incroyable de rythmes, d’instruments, de musiciens… c’est un mélange saisissant, que je n’ai jamais entendu ailleurs.
« 3 questions à… » est une rubrique qui permet à nos lecteurs de découvrir un artiste à travers de brèves confessions sur son rapport au voyage et à la musique.
Omar Sosa et Yilian Cañizares sont tous deux nés sur l’île de Cuba mais jouent aujourd’hui à Paris : l’inspirant pianiste jazz, improvisateur de génie, rencontre la jeune chanteuse-violoniste et créent, ensemble, Aguas, un opus aérien à la moiteur caribéenne, cocktail rafraîchissant au parfum afro-classico-jazz. Ils ont distillé leur spiritualité contagieuse sur la scène du Bal Blomet en novembre dernier, et nous ont confié quelques secrets de leur élixir…
« Je n’ai pas eu besoin d’avoir des musiciens dans ma famille, Cuba est une grande famille de musiciens. »
(Omar Sosa) « La Havane ne laisse personne indifférent, elle est pleine de paradoxes, de beautés cachées… » (Yilian Cañizares)
Qui t’a le plus influencé musicalement durant ton parcours?
Omar Sosa : Je suis né à Camagüez (Cuba) en 1965. Mon père était un grand fan de Nat King Cole, j’ai grandi avec Mona Lisa dans les oreilles. Il n’y avait pas de musiciens dans ma famille, ce qui a permis qu’on n’ait pas d’attentes particulières vis-à-vis de ma carrière, mais la musique est venue à moi car chaque dimanche, mon père organisait une fête à la maison et passait des disques tout au long de la journée. J’ai toujours écouté beaucoup de musique, depuis l’enfance. À Cuba, il n’y a que que deux chaînes de télévision, donc on sort, on s’intéresse davantage au live. Pendant le carnaval, il y a une quantité inouïe de groupes dans la rue, célèbres ou non. La musique fait partie de notre culture. En France, tu dois aller dans une salle de concert, tu paies ta place… ce n’est pas le cas là-bas. La musique populaire se produit tous les ans dans chaque village cubain, et tout est gratuit. J’ai eu la chance de voir Chappottín, l’Orquesta Aragón, Enrique Jorrín, Irakere, Los Van Van, Juan Pablo Torres… tous nos maîtres ! J’étais encore un adolescent. Alors bien sûr ils ont eu un impact sur mon style. Je n’ai pas eu besoin d’avoir des musiciens dans ma famille, Cuba est une grande famille de musiciens. Mes grandes influences on été la rumba cubaine, et les groupes Irakere, Opus 13 et Afrocuba. Ils jouent du jazz de façon unique sur les bases de la musique traditionnelle afrocubaine. Rubén Gonzáles a été l’un de mes professeurs. Ils ont créé avec Enrique Jorrín le rythme appelé Cha-cha-cha. Je l’utilise dans chacun de mes disques. C’est un tempo merveilleux à danser, et populaire dans le monde entier. J’ai été également très inspiré par la musique classique : Chopin, Satie, Debussy, Ravel, Stravinsky. Tous ces compositeurs m’ont été enseignés car ils font partie du programme de l’école de musique cubaine. C’est pour cette raison que notre son est un mix entre Afrique, Amérique, et musique classique européenne. À mon époque, au conservatoire, les techniques étaient très rigides, elles étaient employées par des enseignants russes communistes, excellents par ailleurs, mais qui ne rigolaient pas avec les règles. C’est ce qui a rendu le son cubain si puissant par moments, à l’image d’un monument soviétique ! Le programme d’études a changé quand les communistes sont arrivés au pouvoir, avant cela, la musique était très influencée par les impressionnistes français. On étudiait uniquement les grands maîtres classiques, la musique populaire se croisait dans la rue, elle était bannie des écoles. Le jazz était l’écho des américains, donc des ennemis. Un des premiers jazzmen que j’ai écouté a été Oscar Peterson. L’un de mes amis était membre de l’Orquesta Aragón. Comme c’était un groupe cubain très connu, il a eu la chance de sortir de l’île et de voyager à travers le monde lorsqu’ils partait en tournée. Il a alors pu découvrir d’autres sonorités. L’autre moyen que nous avions trouvé pour satisfaire notre curiosité était une petite radio, Onda FM. Vers minuit, nous écoutions la fréquence de Miami qui programmait du jazz. Nous ne manquions pas d’imagination : nous avons par exemple créé, avec quelques amis, la première radio jazz à l’école, elle a émis pendant deux ans et demi. Nous collections des cassettes audio, et tous les matins, entre 6 et 7h, on passait des morceaux de Oscar Peterson, Weather Report, Yellow Jacket, Thelonious Monk… on l’avait appelée Radio Base.
Aujourd’hui, avec les nouveaux moyens de communication, les jeunes musiciens cubains ont accès aux livres, à l’écoute en streaming, etc., mais c’est très récent. Yilian Cañizares : Je suis sans doute une représentante de cette jeunesse cubaine…Je suis née à La Havane. J’ai grandi en écoutant beaucoup de styles différents : musique classique, jazz, musique traditionnelle cubaine. Ma mère m’a toujours dit que petite, chaque fois que j’allais à un concert, je ne tenais pas en place, j’avais envie de jouer, de chanter, d’être sur scène moi aussi. Un jour, elle s’est décidée à m’emmener chez une dame qui faisait jouer un groupe d’enfants en lui demandant de tester mes qualités de musicienne. Et quand j’ai fini de chanter, la dame lui a dit que j’avais raison, que c’était ma voie. J’ai commencé grâce à elle. Artistiquement, les musiciens qui m’ont le plus influencée sont sans doute Chucho Valdés, notre maître à tous, Omar Sosa, avec qui j’ai la chance de travailler aujourd’hui, et, même si je l’ai découvert beaucoup plus tard, Stéphane Grappelli, qui a indéniablement changé ma façon de jouer du violon. En ce qui concerne les chanteuses, je pense instinctivement à Omara Portuondo, et aussi Nina Simone, pour ce qu’elle représente, pour son engagement, son combat.
Si tu pouvais jouer avec n’importe qui n’importe où, avec qui et où est-ce que ce serait ?
Omar Sosa : Un de mes rêves aurait été d’assister à une fête chez la baronne de Pannonica, sans même y jouer, j’aurais aimer y être, juste pour regarder. Ç’aurait été l’une des plus grandes masterclass que j’aurais pu vivre. Regarder tous ces maîtres du jazz réunis (Charlie Parker, Thelonious Monk, Charles Mingus…), et les écouter, les observer, sentir la façon dont ils communiquent les uns entre les autres. Yilian Cañizares: J’ai beaucoup de rêves qui se réalisent en ce moment. Ce soir je joue avec Omar, il y a 15 jours j’ai joué avec Chucho Valdés. Mais si j’avais pu, j’aurais vu Nina Simone sur scène, et peut-être encore plus Miles Davis. Il avait une façon étonnante de ne pas avoir peur de se transformer, de renaitre chaque fois à lui-même, un peu comme un papillon, de se moquer de ce que les autres attendaient de lui… J’aurais aimé capter cette énergie-là.
As-tu un lieu musical coup de cœur à faire découvrir à nos lecteurs?
Omar Sosa: La Philharmonie de l’Elbe, à Hambourg. Chaque personne sur cette planète devrait pouvoir y aller au moins une fois dans sa vie. Et toi aussi : tu dois y aller ! L’architecture de ce lieu est phénoménale, le son y est incroyable, et l’énergie qui s’en dégage l’est tout autant. Yilian Cañizares : Il y a beaucoup de lieux marquants, mais je ne peux pas ne pas évoquer La Havane, ma ville de coeur. Elle ne laisse personne indifférent, elle est pleine de paradoxes, de beautés cachées, mais il faut avoir la chance de la découvrir en-dehors des clichés. Et j’espère qu’elle pourra préserver son authenticité malgré la montée du tourisme. L’ouverture de Cuba est une chose formidable, mais un peu terrifiante aussi.
Omar Sosa & Yilian Cañizares, Aguas; 2018, Ota Records
@ Franck Socha
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